CAPOEIRA ET GLOBALISATION
Maître Paulo Boa-Vida
La capoeira, récemment sortie des frontières brésiliennes, connaît aujourd’hui un succès mondial. Pourtant, son histoire reste presque méconnue de ses nouveaux adeptes, par manque d’intérêt ou tout simplement par difficulté de compréhension de cette culture métisse si lointaine. La capoeira est entourée de mystère et de « vérités » qui paraissent contradictoires. De tradition orale, cet art complexe a accumulé tout au long des siècles un incontestable panaché de versions historiques et philosophiques, imbriquées les unes dans les autres, avec un risque faible d’être controversées. Tout est bon pour expliquer cet art qui oscille entre la danse et la lutte et qui, dans une approche ethnologique, devient folklore.
Le peu d’ouvrages lui étant consacrés, une soudaine reconnaissance internationale, le manque de formation approfondie des enseignants expatriés du Brésil et toute une génération de nouveaux « enseignants » européens sans aucune préparation sont certainement quelques-unes des principales causes de cette confusion.
Même si la capoeira reste très attachée à ses racines et traditions, ses perpétuelles mutations n’aident en rien à la compréhension de ses origines. Issue d’un contexte historique que nous « imaginons » plus que nous le « connaissons », elle a nourri de nombreux mythes dont l’essence est difficile à cerner.
Par l’étude de ses différents courants, nous souhaitons mettre en évidence le contexte socio-historique dont elle est issue et l’importance de celui-ci dans la compréhension de cet art et ses dédoublements. Face à sa trop rapide et déroutante traversée vers l’Occident à l’ère de la globalisation, nous allons d’une part tenter de cerner ce nouveau public si attiré par son exubérance, et d’autre part observer la façon dont la société actuelle absorbe et intègre dans son système une expression qui lui est si étrangère, telle que la capoeira.
LE BERCEAU DE LA CAPOEIRA
Si tout le monde s’accorde pour dire que la capoeira a été créée au Brésil par les esclaves d’origine africaine dès le XVIe siècle, plus difficile est d’imaginer à quel point, pour avoir été sans cesse combattue, son évolution a été sinueuse, comparée à la genèse d’autres arts martiaux. Tout d’abord, il faut comprendre que la capoeira n’a pas été créée par un maître, comme la quasi-totalité des autres arts martiaux. Elle est née d’une contribution africaine, pluriethnique, avec la participation de plusieurs populations, notamment celle autochtone. D’ailleurs c’est de son réservoir linguistique, le Tupi-guarani, que dérive le mot capoeira – de caa-puera qui signifie brousse coupée ou clairière.
Quand nous évoquons l’histoire de la capoeira, nous avons toujours en tête l’image du Noir dans un milieu rural – une plantation de canne à sucre par exemple – vêtu de son pantalon blanc en coton et luttant pour sa liberté. Mais cette image stéréotypée, appartient plus à l’univers mythique qu’à la réalité. La capoeira, dans le milieu rural, est tolérée et reste une manifestation combative – mais sous contrôle – pour régler les problèmes entre les esclaves. Il est vrai qu’elle est une expression de résistance, psychologique surtout, un appel à la vie, mais elle n’est pas encore un pouvoir parallèle insurrectionnel défiant l’ordre établit. Ce qu’elle deviendra plus tard au XIXe siècle. L’esclave, dans le milieu rural hautement surveillé, a comme seul moyen de lutte la fuite et le rassemblement dans les quilombos (forteresse créée par les esclaves, stratégiquement située pour résister aux attaques répressives). D’autres stratégies de résistance étaient la rébellion, souvent mise à l’échec, l’automutilation ou le suicide.
Il y a toujours eu, pendant la période coloniale au Brésil, une présence esclave en ville, mais elle n’était pas significative. Ce sont les lois abolitionnistes qui vont favoriser un exode massif de la population noire vers les centres urbains. L’abolition de l’esclavage au Brésil n’a pas été immédiate. Elle a évolué par étapes, sur plusieurs décennies. Les esclaves qui retrouvent leur liberté se dirigent vers les métropoles où les conditions de vie sont plus faciles que celles de la campagne. Cette dispersion organique et incontrôlée par le pouvoir va donner naissance aux premières favelas(bidonvilles).
Un fait historique peu connu, dont le théâtre est l’Europe, va avoir un rôle important dans les enjeux outre-Atlantique. En effet, l’invasion du Portugal par les troupes napoléoniennes a provoqué le départ précipité de la cour portugaise au Brésil, en 1808. L’arrivée du roi portugais Don Joao VI avec environ dix mille personnes à Rio de Janeiro, bouleverse la ville. Démolie, reconstruite, remodelée, civilisée pour accueillir le Roi, cette colonie devient la capitale de l’empire lusitain. Un fait unique dans l’histoire occidentale !
C’est dans ce contexte et à cette époque que la capoeira de Rio de Janeiro, plus que dans aucune autre ville au Brésil, se propage et se structure comme un pouvoir parallèle subversif. La population urbaine augmente de façon significative. Les capoeiristes s’organisent en maltas (gangs) et dominent la ville de Rio de Janeiro, devenue capitale de l’empire portugais. Ces maltas étaient à la fois respectées et craintes par la population. Toute la ville était quadrillée par ces gangs ayant chacun leurs signes distinctifs et leurs affinités politiques. Trois d’entre eux sont restés dans les annales : les Nagôas, les Guaiamuns et la Flor da Gente. Ces trois gangs de capoeiristes ont répandu une véritable terreur dans la ville de Rio d’environ 1808 jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Les gangs s’affrontaient de manière ritualisée et faisaient la une de la presse. Leurs délits ponctuaient l’actualité tous les matins. Chaque gang épousait la cause républicaine ou royaliste selon son affinité. Des guérillas s’organisaient au cœur de la ville. De féroces répressions policières tentaient de les anéantir. Les dissoudre était devenu une obsession. Plusieurs chefs de police se succéderont dans cette mission presque impossible. Le plus connu d’entre eux était le Major Vidigal, un personnage complexe immortalisé dans le roman de Manuel Antônio de Almeida Mémorias de Um Sargent de Milicias (1853). Ces maltas bénéficiaient de la protection des hautes sphères du pouvoir, cette force servant leurs intérêts politiques.
Au XIXe siècle, la capoeira n’avait pas la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. Le berimbau, son actuel et principal instrument de musique, n’était pas encore utilisé. À cette époque, aucun des instruments joués aujourd’hui ne faisait parti du rituel. La capoeira était une lutte violente et mortelle pratiquée en majorité par des Noirs, des Métisses et une surprenante participation blanche européenne, composée essentiellement de marins et voyous de toute sorte, parfois même des nobles comme Juca Reis (fameux capoeiriste de la noblesse portugaise). À noter que le rasoir a été introduit dans l’univers de la capoeira par les Portugais. Les coups de tête, de coudes, de genoux et les balayages faisaient beaucoup de victimes. Les acrobaties et les figures qui font le bonheur de la capoeira contemporaine aujourd’hui n’existaient pas encore. La violence de la répression policière à son égard a été sans borne et sans cesse proportionnelle à l’ascendant qu’elle a pris. Les punitions sur la place publique, infligées aux capoeiristes attrapés, pouvaient aller jusqu’à cinq cents coups de fouet. S’ils survivaient, ils étaient jetés en prison, condamnés aux travaux forcés et exilés à Fernando de Noronha, une île lointaine du continent. Un capoeiriste pouvait aussi, selon le degré de sa faute, être mis aux fers et exposé comme exemple au pelourinho (lieu de châtiment public) pendant plusieurs jours sous le soleil, sans eau et sans nourriture. Les chefs de maltas étaient recherchés dans leur fief et neutralisés. Outre la capoeira, beaucoup d’autres manifestations de la culture noire ont été persécutées, interdites et marginalisées. À la fin du XIXe la capoeira de Rio de Janeiro va quasiment disparaître. Elle restera interdite par la loi brésilienne jusqu’en 1937.
La sémantique corporelle de la capoeira propose une inversion des valeurs. Une transgression de l’ordre établie. Voir le monde à l’envers, c’est chambouler l’ordre. Ce corps qui se tord, combat et danse tend vers une esthétique subversive. C’est de la provocation. Masquer ses contours, brouiller ses codes – déjà assez vaporeux – fait partie d’une stratégie de survie dans ce monde qui d’emblée la rejette. La capoeira symbole du Nègre oisif (ou travaillant mais comme esclave ou ex-esclave) qui déambule dans la rue d’une société qui se veut civilisée, blanche, républicaine, progressiste, est une représentation dont il faut se débarrasser. Elle entache cette image de perfection de la société moderne brésilienne du XIXe siècle à laquelle aspire une Europe tropicale. Elle représente le mal personnifié, la mémoire qui persiste, un passé malheureusement encore présent. C’est pourquoi le ministre de l’Intérieur Ruy Barbosa, en 1889 – l’année de la proclamation de la République et un an après l’abolition de l’esclavage – a brûlé les archives publiques de la diaspora noire au Brésil. La capoeira est la mémoire vive de cette période.
Bahia – La Résurgence
Pendant que Rio était le théâtre de tous les complots d’un empire trébuchant, loin de tous les enjeux politiques, Salvador de Bahia faisait des sortilèges. Dans le Nord-Est du pays, la capoeira survit avant de redémarrer en force. C’est là-bas que le berimbau(arc musical d’origine africaine) fait son entrée dans les rodas (rondes) en apportant le génie musical et ludique de la capoeira que nous connaissons aujourd’hui. C’est de là-bas que tout l’univers musical va nous dévoiler les « secrets », l’histoire et un réservoir inépuisable de la culture orale. Puis tout bascule une fois de plus : nous sommes à la veille d’un renouveau sans précédent avec l’arrivée de Maître Pastinha Vicente Ferreira Pastinha (1889-1981) et de Maître Bimba Manoel dos Reis Machado (1899-1974).
XXe siècle à Bahia
La capoeira sortira enfin de la marginalité, grâce à la création d’un nouveau style : la lutte régionale bahianaise, appelée plus tard la capoeira regional. Conçue par Maître Bimbadans les années trente, cette capoeira va commencer à se distancier fortement de ses origines. Elle absorbe les mouvements de divers arts martiaux, notamment le jiu-jitsu, le judo, le batuque (une autre danse-combat d’origine africaine disparue)et même la savate. Son intégration dans un cadre académique structuré lui ouvre les portes de la société blanche et rencontre un succès inespéré auprès des classes sociales les plus aisées, un milieu qui cherchait à valoriser ses origines européennes plutôt qu’africaines ou autochtones.
Bimba débarrasse peu à peu la capoeira de ses caractères issus de la culture noire et marginale. Ainsi, il va exiger de ses adeptes un certificat de travail pour éloigner les « voyous ». Comme l’écrira plus tard un de ses élèves, Jair Moura : « l’entourage de Bimba avait la nette intention de la civiliser« (A Crônica da Capoeiragem, 1991 Fundaçao Mestre Bimba, p. 27).
Les modifications apportées par la regional sont précises : les mouvements deviennent géométriques, les gestes rectilignes remplacent les mouvements sinueux et nuancés de l’anciennecapoeira. Les jeux sont plus rapides et la recherche de l’efficacité devient le but. Une verticalisation de la posture évoque la posture du dominant, la posture de l’homme civilisé. Tandis que l’expression de la capoeira primitive revendique la force tellurique, l’enracinement, la partie justement animale, aux mouvements à ras du sol avec une certaine lascivité « nocive » et une théâtralité noire qui dérange. L’atabaque (tambour) symbole de la culture africaine a presque disparu. Les noms des coups ont été changés par des noms plus « rationnels », tels que meia lua de compasso (demi-lune de compas) anciennement appelé rabo de arraia (queue de raie.) Le baptême ainsi que les graduations ont été introduits : des signes reconnus par l’élite. Toutes ces mutations font partie d’une logique de renouveau, « d’évolution » : donner une nouvelle peau, un nouvel habillage pour que la capoeira puisse accéder au monde des Blancs. Cette démarche est d’ailleurs, comme nous verrons plus bas, dans l’ère du temps et va de paire avec la politique du gouvernement. Cette démarche est reprise dans les ouvrages anthropologiques de l’époque qui essayaient de justifier un certain « retardement » social dû au degré de métissage du peuple brésilien. Aseptisée de sa négritude, « blanchie », la capoeira devient « propre » à la consommation.
Il est intéressant de noter que, jusqu’à cette époque, le label angola de la capoeira traditionnelle n’existait pas encore. Il n’apparaîtra que plus tard pour contrecarrer le style regional et revendiquer une paternité africaine pour la capoeira.
En 1937, Maître Bimba parvient à faire une démonstration publique devant le président Getulio Vargas. Ce dernier, après son coup d’État en 1930, mène une politique ultranationaliste – Estado Novo – et a même coopéré avec Hitler et Mussolini dans des épisodes sombres et peu connus de l’histoire brésilienne. Ce président a tout à coup vu dans la capoeira la possibilité d’en faire un art martial national. Cette ancienne pratique de vagabondos va devenir un sport national et un jeu d’athlètes. Des grades sont institués aux couleurs du drapeau brésilien. Les premiers pas pour former une Fédération Nationale sont amorcés. À cette même époque, les combats de vale tudo commencent à accaparer les manchettes des journaux, notamment avec la famille Gracie du jiu-jitsu. Bimba, qui avait déjà combattu et gagné tous ces combats, préparera alors ses disciples à monter sur les rings.
Pendant ce temps la vieille capoeira, celle issue de la marginalité et transmise par les descendants d’esclaves survit, littéralement étouffée par ce foudroyant essor de la regional, rejetée par les jeunes et presque oubliée. La capoeira angola est devenue démodée. Plusieurs grands maîtres durent arrêter leur pratique et abandonner leurs entraînements. L’arrivée du tourisme provoque la folklorisation de l’art et sa dégradation en obligeant les vieux maîtres à se plier aux nouvelles consignes, en leur infligeant des rôles de figurants dans des spectacles touristiques pendant que les jeunes voltigent sous les applaudissements du public.
Le Retour de la vieille expression noire
Maître Pastinha,après s’être éloigné de la capoeira durant vingt ans, revient au-devant de la scène en 1940. Doté d’une profonde sagesse et d’un charisme exceptionnel, il focalise l’intérêt de tous ses vieux compagnons : Amorsinho, Cobrinha Verde, Waldemar, Aberrê, Tiburço, Traira, Caiçara, Gato Preto, Noronha, Juvenal, Canjiquinha et Totonho de Maréentre autres. Pastinha vient occuper, d’une certaine manière, une place laissée vacante par la chute de la capoeira-mère. Il organise la capoeira angola, c’est d’ailleurs à cette période que ce label naîtra pour distinguer les deux styles. Il fonde la première académie de Capoeira Angola. Il fait des recherches autour de l’expression musicale (la bateria), institue l’uniforme pour les entraînements et exhibitions. Il plaide une philosophie, une résistance, avec un discours à la fois politique et poétique. Il écrit un livre et initie une nouvelle génération de maîtres : João Grande, João Pequeno, Curio, Boca Rica, Bola Sete, Gildo Alfineteet plus tard Moraes,qui a fréquenté l’académie de Pastinha mais est disciple deJoao Grande.
Il rencontre le soutien de l’intelligentsia bahianaise de gauche : les artistes plasticiens Mario Cravo et Carybé,le photographe ethnologue français Pierre Verger et surtout l’écrivain Jorge Amado sous la plume duquel le personnage de capoeiriste abandonne sa tenue de marginal pour celle du héros. La soudaine résurrectionde la Capoeira primitive va inspirer la musique bahianaise du mouvement Tropicalia avec Gilberto Gil et Caetano Veloso. Elle a aussi influencé la Bossa-nova à Rio, avec João Gilberto, Baden Powell, Vinicius de Morais et le maestro Tom Jobim, lui-même disciple du vieux Maître Sinhosinho dans les années trente.
Cette (ré)découverte de la capoeira par les intellectuels doit beaucoup au charisme de Maître Pastinha, mais également à un concours de circonstances socio-politico-culturel propres à l’époque qui a voulu que tous ces gens extraordinairement créatifs et engagés se rencontrent.
Dans le même temps, la création de la regional a propulsé la capoeira dans son ensemble vers le monde. Une importante barrière a été franchie. Cette capoeira de Bimba tendait vers une autre direction, une autre esthétisation, que celle de l’angolaet ceci, a progressivement entraîné une dynamique assez positive pour tous. Cette polarisation finalement, s’avère complémentaire et riche.
Rio de Janeiro, 1980
Maître Moraes arrive à Rio de Janeiro dans les années soixante-dix. Sur la voie tracée par Pastinha il s’engage à restituer à la capoeira angola la place qui lui est due. Grâce à un travail acharné et une rigueur hors pair, il fonde en 1980 son groupe GCAP (Groupe de Capoeira Angola Pelourinho), nom d’un quartier de Salvador de Bahia mais aussi et surtout lieu de châtiment des esclaves. Moraes formera à Rio les maîtres Neco, Zé Carlos,Braga, Marco Aurélio et Cobra Mansa,la nouvelle génération de la capoeira angola et laisse les prémisses d’un nouveau souffle à l’angola de Rio. Puis il rentre chez lui à Bahia, où il œuvre, non sans entraves, à un grand mouvement brésilien de revalorisation de cette expression noire. C’est en 1984 que Rio va se trouver aux premières loges d’un rendez-vous encore inimaginable quelques années auparavant et qui restera dans les annales : sur la même scène vont se rencontrer pour la première fois les élites des deux écoles, la regional et l’angola. Cet événement a été organisé sur l’initiative du groupe Senzala avec ses deux maîtres fondateurs Rafael et Paulo Flores,mais également Peixinho,Camisa,Sorriso,Gato, Gil,Toni,Nestor et Garrincha.
Pour avoir été témoin de cet événement, je peux dire l’immense émotion d’avoir vu tous ces vieux maîtres jouer et chanter. La présence de ces anciens si longtemps oubliés, si longtemps considérés comme dépassés, hors jeu et réunis là devant nous, a eu un impact détonnant sur les maîtres de la regional, leurs élèves et le public.
LA SÉDUCTION
Le XXIe siècle avance dans la postmodernité avec de nouveaux paradigmes assez expressifs. La capoeira débarque en Europe comme une incantation et ainsi, de même qu’au Brésil lors de son évolution, elle éblouit. Un lent processus de mûrissement a été nécessaire pour que la capoeira s’enracine et traverse des environnements aussi farouchement hostiles à tout ce qui pouvait se rapprocher de près ou de loin à la culture noire et à ses valeurs. L’espace protégé de la roda (ronde de capoeira) a servi de refuge, de ressource et de mémoire à la diaspora africaine. La roda a constitué au fil des siècles un espace hors du temps, échappant à l’emprise du pouvoir et des idéologies prédominantes. Ce « territoire » a réussi à garder et préserver un corpus de savoirs transmis de génération en génération et qui gagne maintenant l’Europe. C’est à partir de ce rituel profondément élaboré et codifié que les descendants d’esclaves parviennent à rassembler suffisamment de force pour séduire ce monde qui les repoussait.
« Quand tu ne sais plus où tu vas, regarde d’où tu viens » nous rappelle un vieux proverbe issu de la sagesse africaine…
Nous sommes en 1964, les Brésiliens vont vivre leurs années de plomb durant les 25 ans de dictature militaire. Afin d’échapper à l’asphyxie épidémique qui s’étend en Amérique latine, de nombreux artistes s’exilent.
La « danse des esclaves » débarque simultanément en Europe (via Londres et Paris) et aux États-Unis. Elle trouve dans les années soixante-dix une Europe en ébullition et ce n’est pas sans un certain étonnement que les Occidentaux découvrent cet art. Sauter, se tordre, rebondir, marcher sur les mains et en plus lutter ! Cela paraissait génial. La mentalité de la contre-culture post-soixante-huit s’accorde très bien avec l’énergie physique et le côté « tribal » de sa musique. La fin de la guerre du Vietnam, la découverte de l’Orient, le mouvement Black Power, la soif de liberté et l’envie de découvrir l’autre vont être un terrain propice à l’accueil des expatriés du Brésil et de leur capoeira. Toutefois, si ces premiers brésiliens rencontrent une Europe éprise de liberté, notamment en France, ils font également face à une société qui, à peine dix ans plus tôt, défendait les valeurs colonialistes, en Afrique notamment.
Tout d’abord, ces pionniers s’orienteront vers le monde du spectacle et des galas, dans les soirées privées de Paris et d’Europe. Ces spectacles sont d’ailleurs fondés sur les mêmes modèles stéréotypés, conçus pour les touristes au Brésil trente ans plus tôt. La capoeira qui débarque en Europe a achevé un cycle et en commence un autre. Acceptée dans son pays sans pour autant être valorisée, elle recherche maintenant la reconnaissance à l’étranger, celle que dans sa matrice elle n’a pu acquérir. Elle va encore une fois se lancer dans l’inconnu, traverser les frontières, briser les préconcepts, affronter l’illégalité. Les pionniers de la capoeira en Europe vont souvent tomber dans la clandestinité.
Dans un deuxième temps, cet art issu des bas-fonds d’un pays du tiers-monde se mêle au monde de la danse et du théâtre contemporain. L’univers des arts martiaux ne discerne pas encore la lutte là où il y avait de la danse, et le milieu de la danse ne voit que de la danse là où il y avait de la lutte. Petit à petit la capoeira se fera sa place.
En moins de trente ans, sans reconnaissance officielle des gouvernements brésiliens, sans aucune aide financière, sans fédération, de façon totalement anarchique, la capoeira réussit à s’introduire dans chaque pays de la communauté européenne. Elle a même traversé le rideau de fer. Elle est adoptée à présent par le monde des arts du spectacle autant que par celui des arts martiaux. Les services sociaux s’en servent comme activité pour canaliser les énergies débordantes des banlieues « chaudes ». Elle devient le sujet de mémoire de maîtrises et de doctorats. À tel point que récemment, le ministère français de la Culture a entamé un recensement de toutes les académies de capoeira en France. C’est devant l’évidence de l’exploit, que le 19 août 2004, l’artiste et ministre de la Culture du gouvernement Lula, Gilberto Gil, prononce un discours au siège de l’UNESCO à Genève. Ainsi un hommage est enfin rendu aux vieux maîtres de capoeira, tous morts dans la misère et dans l’oubli, ainsi qu’à leurs disciples qui, au fil des années, ont préservé et propagé dans le monde l’un des aspects les plus riches et les plus fascinants de la culture brésilienne. Le 15 juillet 2008, le gouvernement brésilien reconnaît la capoeira comme faisant partie du patrimoine immatériel du Brésil.
LA CAPOEIRA FACE À LA GLOBALISATION
En Occident, le yoga devient très facilement « relaxation », le qi gong « développement personnel. » Et la capoeira, que devient-elle dans une société où les valeurs essentielles sont des plus mouvantes ? L’utilitarisme semble régner en maître absolu dans le monde postmoderne. J’emprunte cette expression au sociologue Michel Maffesoli qui évoque et décrit avec maestria notre société actuelle. Selon lui, nous sommes soumis à une exacerbation des valeurs qui arrivent à l’ère actuelle à son épuisement : « le travail comme pivot de la société, la rationalisation comme système, l’utilitarisme comme but, et l’ensemble reposant sur la matrice temporelle du futur. » Ainsi donc, comment la capoeira, qui émerge de ces origines méconnues, étrangères et très imagées, va-elle s’intégrer dans notre société ? Nous rentrons là dans le domaine de la transmission. La transmission d’un savoir qui exige temps, écoute, humilité, discipline et dépassement de soi. Qui exige aussi une confiance mutuelle. Or, notre époque nous présente tout autre chose…
La capoeira pénètre le vieux continent, certes avec vitalité, mais cette énergie semble être vidée de sens. Beaucoup s’intéressent à la capoeira, à son enseignement mais très peu sont prêts à en payer le prix : le temps, l’investissement de soi, la relation parfois difficile avec un maître. La position d’élève devient l’obstacle à dépasser pour accéder sans attendre à la position de « maître. » Ces « enseignants », souvent dans le refus d’une transmission, se hasardent dans des chemins inventés selon leur propre besoin, propageant ainsi une capoeira coupée de ses origines.
Alors, sur ce socle, tout un foisonnement de « cours » et « professeurs » de capoeira prospère, vendant l’exotisme. Les cours deviennent des mouvements gymniques et acrobatiques. Le rituel d’ouverture et de fin, la conduite des jeux dans la roda ne respectent plus les codes établis. Ils chantent, mais sans connaître le sens des mots. Les associations se multiplient et les mairies leur accordent aveuglément des créneaux dans des salles. La capoeira est devenue aujourd’hui un produit, une activité parascolaire, une animation de fin d’année. Elle est reléguée au menu des « arts de consommation ».
Dans ces enjeux postmodernes, le monde réel se juxtapose au monde virtuel dans le cyberespace, qui distille un « savoir » sans identité, sans domaine privé et sans droit d’auteur. Un univers on line qui tente de remplacer le maître, fauche le temps d’apprentissage et propose un monde solitaire, individuellement libre et librement anonyme. Le maître devient une vidéo et l’élève dans la peau d’un « hacker », derrière son pseudo, copie, télécharge, envoie, répond, visionne, et édite. Il a le pouvoir. Il devient scénariste et directeur de son monde. Puis il sort de cet univers on line et rentre dans un gymnase off line pour appliquer ce qu’il a appris virtuellement. Il est maître. Maître de son monde. On est tout à coup très loin du rôle primordial de la capoeira dans sa dynamique orale, qui véhicule lentement et de façon charnelle un savoir ancestral, une gestuelle, une musique, des chants et sa profonde et immense symbolique de l’univers afro-brésilien dans un corps à corps fondamental.
Le défi serait aujourd’hui d’arriver à comprendre comment ne pas se perdre devant la propagation démesurée, sans âme et commerciale de cette capoeira qui peut s’acheter sur internet (kit-capoeira : pantalon, t-shirt, livre + le DVD coup de cœur) et en apprenant sur youtube ce que les maîtres ont mis des siècles à créer et à transmettre !
Le défi serait aussi de comprendre comment la capoeira, fondée sur une synergie de groupe, peut résister à un monde qui valorise à outrance le culte du moi, les discours narcissiques, l’ostentation, l’attraction des stéréotypes et de l’exotisme. Comment ne pas se perdre dans une telle négation des principes de transmission ? La négation des principes qui exigent un vrai et profond travail d’humilité, du temps et… du silence.
Cette dérive révèle une défaillance du côté brésilien : défaillance d’organisation et incompétence incontestable de nos précédents gouvernements à œuvrer d’une manière significative en faveur de la culture noire. D’ailleurs, la capoeira n’a été reconnue au Brésil qu’après l’avoir été à l’extérieur. Les récentes mesures prises par le gouvernement Lula s’avèrent être un pansement bien superficiel à côté de l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir. Quatre cents années d’esclavage ont causé trop de dommages pour qu’un seul gouvernement puisse en réparer les dégâts. Interdite et marginalisée dans son propre pays, la capoeira n’a pas eu la possibilité de développer des structures capables de rassembler et protéger toute la diversité de ses versions philosophiques, hiérarchiques et stylistiques.
Toutefois, on peut dire que cette désorganisation expose encore et toujours un caractère décidément voyou de la capoeira. L’intégrer dans les structures de contrôles pourrait affaiblir son combat. Mais l’absence d’une réglementation et d’une charte laisse la porte ouverte aux charlatans et la possibilité à n’importe qui de s’introduire et de s’établir. Le ministère de la Jeunesse et des Sports n’a pas les moyens nécessaires actuellement pour réglementer la capoeira. Comment va-elle la classifier ? Sport ? Lutte ? Danse ?
Il est troublant de constater qu’après avoir vécu pendant plusieurs siècles dans la prohibition et la clandestinité, qu’après avoir été cultivée par des gens pauvres au fond de leurs bidonvilles, pratiquées par des illettrés descendants d’esclaves, la capoeira ait réussi à maintenir son essence. Alors qu’en si peu de temps dans un monde bien alimenté, bien informé, organisé et « savant », elle a pu devenir si pauvre, vulnérable et consommable.
Il est temps de sonner l’alerte et de protester contre tous ceux pour qui cet art, intimement lié à l’histoire d’un peuple, puisse être banalement vendu, avalé, corrompu et recraché.
Bibliographie
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